Comme un seul homme
Pas comme des loups de Vincent Pouplard suit à la trace deux frères jumeaux, Roman et Sifredi, qui vivent en marge de la société. Le titre du film renvoie directement à la volonté du réalisateur de ne pas faire de ces deux vies ébréchées une image supplémentaire à ajouter à la caractérisation habituelle des jeunes délinquants par les journaux télévisés et autres reportages (visages floutés, voix déformées…) : en somme, ne pas les filmer comme une meute informe mais leur donner une singularité et faire entendre leurs paroles. A notre tour, nous avons voulu aussi faire entendre la parole de Vincent Pouplard sur sa démarche documentaire, sur son rapport à ce que le réel peut ou doit raconter grâce au cinéma et sur la formalisation de ses idées autour d’une « juste rébellion ».
Pas comme des loups a été présenté en séance spéciale lors du dernier Cinéma du Réel (Festival International de Films Documentaires) le dimanche 27 mars et en avant-première à Stereolux le mardi 29 mars. Que représentent pour vous ces deux projections ? Est-ce là aussi, lorsqu’il est projeté, que le film se réalise ?
Je ne sais pas si c’est là qu’il se réalise mais c’est l’endroit où je reprends conscience qu’il y a un monde autour et qu’il y a des spectateurs qui vont mettre leur regard sur le film – qu’il y a des yeux qui se posent dessus. Cela dit, je prends aussi conscience du spectateur au moment du montage et particulièrement avec ce film-ci, Pas comme des loups. Il y a eu des questionnements sur quelques scènes de paroles où je me demandais quel jugement porteraient les spectateurs: elles concernaient les délits dont Roman et Sifredi se sont rendus coupables, les violences qu’ils ont subis… La question tournait autour de la capacité de certains propos à générer de l’empathie ou de la défiance vis-à-vis de mes personnages. Je voulais les tenir jusqu’au bout sans les enterrer, en les gardant vivants et aimables au sens littéral.
Est-ce qu’il n’y a pas un risque, en ne rentrant pas dans les détails du passé et du présent de délinquants de Roman et Sifredi, de trop guider le spectateur vers l’amabilité de vos deux personnages ?
Oui, j’aurai pu pécher par angélisme… Ce sont des questions que je me suis évidemment posées. À certaines étapes d’écriture du projet, j’avais envie qu’il y ait plus de contraste dans le film, quitte à créer du mal-être ou un questionnement moral plus vif chez le spectateur. Mais lorsque nous avons abordé le montage, nous avons fait confiance à la part d’inconscient, ou plutôt d’imaginaire collectif autour de la délinquance. J’ai l’impression que le film est arrivé à un endroit juste à ce niveau. Il y a du secret, du caché, du hors-champ… des éléments incontournables de cinéma et d’une relation aux spectateurs qui, petit à petit, ont la place pour se mettre en mouvement avec les personnages du film.
Qu’importe dans le fond les délits des jumeaux, ils ont été mis à part de la société… Lors de l’avant-première à Stereolux, beaucoup de personnes m’ont dit que l’intervention des jumeaux lors du débat les avait touchés, qu’ils avaient retourné certaines valeurs, qu’eux-mêmes s’étaient sentis marginaux en les écoutant. C’était quelque part un de mes buts avoués en faisant le film. Et je me dis que si j’avais été un peu plus précis, si j’avais détaillé davantage ce que Roman et Sifredi avaient pu faire de « mal », cela ne serait peut-être pas arrivé.
Est-ce que le fait de ne pas évoquer le passé des jumeaux n’empêche justement pas le spectateur de catégoriser ou d’étiqueter Roman et Sifredi ?
Sans doute. C’est bête à dire mais il y a des gens qui ne seront jamais curieux des écrits de Pasolini parce qu’ils ont entendu un jour dire qu’il était homosexuel… Ici, mon entreprise était de l’ordre du portrait, je voulais rester avec mes personnages jusqu’au bout sans donner la possibilité aux spectateurs de se fermer aux émotions portées par les personnages à l’écran. Si on revient sur la genèse du film, celui que je voulais réaliser au début, avant de rencontrer les jumeaux, était sans doute plus proche de la violence des actes et de l’institution carcérale. J’avais envie de brusquer frontalement, de bousculer les réflexes moraux… et je pense l’avoir finalement fait de manière plus inconsciente en lui donnant une forme plus poétique et moins abrupte.
Ces questionnements moraux sont tout de même présents via les chansons que vous utilisez, notamment en début et fin de film – chansons qui sont peut-être plus utilisées pour leurs aspects militants que pour leur fonction purement narrative ou dramaturgique.
Oui, c’est vrai, surtout que la première chanson (Les Rebelles de Bérurier Noir repris par Mansfield. TYA) arrive au bout de 10 minutes du film… C’était un peu risqué de mettre une respiration musicale à ce moment-là. Quand j’ai découvert cette chanson, ça a créé énormément d’échos avec ce que sont mes personnages parce qu’elle charrie des valeurs de révolte et un imaginaire anarchiste, qui me semblaient leur coller à la peau. Je dis « anarchie » au sens d’une rébellion juste, pareille à celle de Roman et Sifredi dans leur rapport au monde, avec leurs corps et leurs cabanes comme refuges. Je sais que ces voix ont existé dans la littérature, dans la musique ou dans le cinéma. Jean Genêt, Fernand Deligny, Albertine Sarrazin et d’autres étaient ma nourriture… et ça me plaisait de les mettre en dialogue avec mes personnages contemporains.
Pas comme des loups isole ses deux protagonistes : Roman et Sifredi semblent appartenir à une petite communauté qui disparaît au fur et à mesure du film.
Leur isolement progressif tient à ce qu’ils étaient en train de vivre au moment du tournage. Ils ont eu envie de se séparer de leur groupe d’amis et de partir en forêt. Paradoxalement, ils ont continué à accepter ma proposition de les filmer. Comme lors du tournage de la scène des marrons : un matin je me pointe tout seul sans équipe, je les retrouve en bas de chez eux et ils me proposent de les accompagner en forêt. Ils avaient repéré des endroits et voulaient me les montrer. A cette époque, ils partaient aussi chacun leur tour vivre seul une semaine dans la nature en se construisant une cabane dans les bois des bords de l’Erdre. Ils étaient vraiment dans une recherche d’apaisement: la prison a éminemment marqué Roman et il avait vraiment besoin d’air et de s’échapper de son groupe d’amis. C’est là qu’il y a eu de ma part des efforts de mise en scène pour reconstruire cet état. Cela s’est passé notamment dans la scène de l’arbre qui est une forme d’échappée lyrique.
Comment avez-vous notamment travaillé la mise en scène sur cette séquence ?
Roman et Sifredi sont montés deux fois à l’arbre : une première fois avec une discussion que je leur avais soufflée (leur rapport à cet arbre qui leur avait notamment permis d’échapper à des flics). Puis en se promenant dans la forêt pour faire des plans d’introduction à la séquence, j’ai vu le plan large qu’il était possible de faire. Je leur ai alors demandé s’ils voulaient bien remonter dans l’arbre avec une autre discussion en tête pour que je puisse les filmer d’aussi loin. Roman et Sifredi m’ont permis de faire de la mise en scène parce qu’ils étaient prêt à refaire des gestes.
Quelle est alors votre limite dans votre intervention sur le réel ?
Tant qu’il s’agit du corps et de gestes, tant que cela permet à l’œil du spectateur de se plonger dans un déploiement du corps dans l’espace, cela ne me pose pas de problème. Notre dispositif de tournage impliquait parfois que mon chef opérateur ne réussisse pas à attraper un geste parce que Roman ou Sifredi l’avait fait trop rapidement. Il suffisait alors de leur demander de le refaire plus lentement. Par contre, je ne peux pas éthiquement leur faire redire des choses…
Quelle est la distinction que vous faites ?
J’aime bien la spontanéité d’une parole et qu’elle puisse surprendre celui qui vient de la dire. Et moi par là même. Si je demande à Roman ou à Sifredi de redire quelque chose, je rentre dans un jeu qui correspond presque à une écriture de ce qui est dit et de choix au moment du tournage. Un geste peut être plus juste si on le refait alors que je crois que ce n’est pas le cas pour une parole qui doit rester innocente ou primitive. Je suis très sensible à l’oralité et à son émotion première. J’avais la chance de pouvoir encore tourner à mesure que le montage avançait, et dans nos discussions de montage, la tentation était parfois immense. Mais je m’en suis surtout servi pour peaufiner des transitions narratives.
Cela est-il arrivé sur les séquences de chant ?
C’est un peu différent effectivement. Lorsque Sifredi est en silhouette en train de rapper, on a voulu refaire la séquence parce que l’image était abimée, parce que le son était pris au Zoom, parce que l’instru était dégueulasse… Finalement à l’image, la scène a été refaite en essayant d’être au plus proche de ce qu’on avait déjà eu en boîte, mais c’est le son de la première séquence tournée qui a été conservé. Ça m’arrive de regretter un peu ces images-là qui étaient techniquement trop faibles mais qui avaient aussi une émotion propre.
Pas comme des loups ne se complaît pas dans le traitement de la gémellité de Roman et Sifredi alors que cela aurait pu être une facilité. Elle apparaît très furtivement de manière frontale lors d’un « match de lutte » filmé pareil à une danse ou encore lors de la séquence finale qui voit les jumeaux discuter en un effet de miroir saisissant.
J’ai cherché longtemps pendant le tournage à exploiter le thème de la gémellité. J’étais pétri d’idées formelles, dont le masque de plâtre et l’empreinte sur la caméra sont des traces. Je voulais explorer les manières de les rapprocher ou de les différencier. Au final, ces images avaient ce potentiel de générer une angoisse, une sensation d’enfermement et d’étouffement mais elles ne me semblaient pas si justes que ça sur la question de la gémellité. En apprenant à connaître Roman et Sifredi, je me suis rendu compte qu’être jumeaux signifiait ne jamais être seul, et lorsque tu n’es jamais seul, tu es toujours en lutte contre quelque chose. Lorsque je leur ai proposé de revenir au garage où se situe le début pour filmer ce doux affrontement qui pouvait ressembler à leur relation, ils ont compris que cette séquence représentait, avec sa force, leur relation fraternelle.
La dualité entre les deux frères existe aussi dans la forme même de votre film coupé en deux. Les vingt premières minutes sont plus proches de l’expérimental, alors que les quarante suivantes se situent plus vers un naturalisme documentaire où vous prenez davantage le temps d’observer. Est-ce que cette rupture formelle s’est ancrée au fur et à mesure de l’avancée de la production du film ?
Quand j’ai saisi que je n’allais pas garder le passé de Roman et Sifredi, je me suis rabattu sur ce début qui malmène le spectateur. Cela a été en quelque sorte mon échappatoire… J’ai pris la décision d’être un peu totalitaire au début du film en proposant au spectateur un amoncellement de formes documentaires possibles qui le surprennent ou le saisissent, tout en prenant le risque de le laisser à côté du film. J’ai cependant l’impression que cela rend la deuxième partie du film encore plus belle et que ça garde le spectateur en éveil. Les personnages ne se donnent pas facilement, ni immédiatement et c’est ce qui nous tient jusqu’au bout. Au début de Pas comme des loups, il est clair que la forme prime parfois sur ce que les garçons racontent… mais ça ressemble aussi à leur comportement lorsque je les ai rencontrés. Dans la deuxième partie du film, ils se stabilisent dans leur positionnement dans la vie. Il y a cette volonté d’être ermite moderne, de s’éloigner du monde et d’eux-mêmes d’une certaine manière. Quand je les ai connus, ils étaient sous l’influence de tellement de choses et de personnes. Puis, avec ce retrait volontaire du monde, ils se sont construits et ont été plus sûrs d’eux… Alors peut-être que mon film a en quelque sorte épousé le même parcours.
Entretien réalisé par Morgan Pokée à Nantes le mardi 05 avril
Pas comme des loups est produit par Emmanuelle Jacq (Les films du Balibari)
LIENS:
http://www.balibari.com/films/pas-comme-des-loups/
https://www.laplateforme.net/fiche-film/pas-comme-des-loups/
Séance en audiodescription – Pas comme des loups de Vincent Pouplard